Nous insistons dans la transmission de la pleine conscience sur l’importance du moment présent. C’est la seule réalité disponible, la passé étant déjà derrière nous et le futur étant encore à vivre. C’est donc le seul moment sur lequel on ait un tant soit peu prise. Le pouvoir du moment présent, l’ici et maintenant sont des expressions presque banalisées par des ouvrages à succès ou des articles dans la presse.
De là à ce que l’on en vienne à penser qu’il ne faut surtout pas penser au passé ni se projeter dans l’avenir, il n’y a qu’un pas.
Et pourtant, ce n’est pas du tout le cas.Il n’y a aucun problème à convoquer son expérience passée, ni à faire des projets, du moment que nous restons conscients que, à cet instant, nous sommes en train de penser au passé ou à l’avenir.Les problèmes arrivent, et la différence est subtile, lorsque nous perdons notre ancrage dans le moment présent et partons pour de bon à la dérive dans ce passé révolu ou cet avenir fantasmé. Pour illustrer cela, rappelons une fable de notre enfance :
LA LAITIÈRE ET LE POT AU LAIT
Perrette, sur sa tête ayant un Pot au lait
Bien posé sur un coussinet,
Prétendait arriver sans encombre à la ville.
Légère et court vêtue elle allait à grands pas ;
Ayant mis ce jour-là pour être plus agile
Cotillon simple, et souliers plats.
Notre Laitière ainsi troussée
Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait, en employait l’argent,
Achetait un cent d’ œufs, faisait triple couvée ;
La chose allait à bien par son soin diligent.
Il m’est, disait-elle, facile
D’élever des poulets autour de ma maison :
Le Renard sera bien habile,
S’il ne m’en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s’engraisser coûtera peu de son ;
Il était quand je l’eus de grosseur raisonnable ;
J’aurai le revendant de l’argent bel et bon ;
Et qui m’empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau ?
Perrette là-dessus saute aussi, transportée:
Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée ;
[…]
Quel esprit ne bat la campagne ?
Qui ne fait châteaux en Espagne ?
Picrochole, Pyrrhus , la Laitière, enfin tous,
Autant les sages que les fous ?
Chacun songe en veillant, il n’est rien de plus doux :
Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes;
[...]
Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même,
Je suis Gros-Jean comme devant.
Jean de La Fontaine
Cette fable bien connue illustre idéalement notre propos. En effet, nous assistons pratiquement à une marche d’un point A à un point B.
A priori Perrette a mis toutes les chances de son côté : tenue adaptée, pot de lait bien calé sur son coussin, tout est fait pour arriver effectivement « sans encombre à la ville ».
Comme diraient les anglo-saxons “What could possibly go wrong?”
Chemin faisant, Perrette imagine un joli petit business plan. Rien de mal à ça sauf que … la voilà déjà à destination en pensée, non pas à la ville, où il faudrait commencer la première étape de son business plan, à savoir vendre son lait, mais dans son fantasme de fermière aisée.
Elle n'a plus l'intention dans son corps. Elle saute comme son hypothétique veau et … adieu, veau, vache, cochon, couvées.
Qu’aurait-il fallu faire ? Eh bien noter l’apparition dans le mental du super business plan et le mettre de côté pour plus tard. Et bien garder l’attention au corps dans l’instant présent pour prendre garde à son lait, exactement ce que nous faisons en pratiquant la marche méditative.
En fin observateur de la nature humaine, La Fontaine nous dit bien que tout ceci n’est pas un défaut, mais une caractéristique intrinsèque à notre nature : « Quel esprit ne bat pas la campagne ? Qui ne fait des châteaux en Espagne ? Pichrocole, Pyrrhus, la laitière, enfin tous, autant les sages que les fous ?»
C’est effectivement agréable (« il n’y a rien de plus doux »), mais trompeur (« Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes »), et le retour au réel peut être dur : « Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même ».
Et donc, baladons-nous dans le passé, convoquons notre expérience à loisir, ou bâtissons des projets d’avenir, mais à la seule condition de garder nos pieds fermement ancrés dans le moment présent, sans quoi gare à la chute !
Au passage, ce texte d’un fabuliste français du XVIIè siècle nous montre bien que la sagesse à laquelle mène la pleine conscience ne connaît aucune frontière temporelle, spatiale ni culturelle.
C’est simplement le potentiel de notre nature humaine, qui ne demande qu’à émerger.
Bonne pratique !
Richard
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